Le monde de la culture contre Google et Internet ?

Le 19 janvier 2010

[...] Après le piratage pour la musique et le cinéma, Google est désigné comme responsable des pertes économiques que subissent les secteurs du livre et de la presse. Porteur d’un modèle d’accès gratuit à l’information, il tuerait du même coup des acteurs dont le métier consiste au contraire à vendre l’information ...

Titre original :

Le monde de la culture sombre-t-il dans la diabolisation de Google et de l’Internet ?

Lors de ses vÅ“ux aux acteurs de la Culture, le Président de la République a déclaré vouloir adopter une attitude offensive contre le géant de l’Internet, Google. Suivant les recommandations de la commission Zelnik [1], il souhaite donc taxer de manière particulière les revenus publicitaires que la société engrange grâce aux clics que les internautes français effectuent sur les « liens sponsorisés ». Cette idée de taxation est justifiée, dans le discours présidentiel, et dans le rapport qui lui en a fourni l’idée, par le déséquilibre de la répartition des revenus publicitaires entre les producteurs de contenus – les industries culturelles – et Google qui détient une position dominante sur ce secteur d’activité. Alors que les premières voient leur taux de profitabilité baisser dangereusement – c’est vrai de la musique enregistrée et de la presse en particulier -, Google connaît une insolente bonne santé économique, même en période de crise. On comprend dès lors qu’un certain nombre de publications de presse aient accueilli très favorablement cette proposition dont ils espèrent tirer quelque bouffée d’oxygène[2].

L’idée d’une « taxe Google » s’inscrit dans une double suite d’événements :

- une série relativement courte qui commence sous la présidence de Jacques Chirac avec le cri d’alarme lancé en 2005 par Jean-Noël Jeanneney contre le programme de numérisation de livres Google books[3]. Alors directeur de la BNF, Jeanneney obtint dans la foulée un budget conséquent pour développer au niveau national son propre programme de numérisation - Gallica -, et proposer aux différents pays européens de s’allier pour valoriser leur patrimoine numérique via un portail commun : Europeana. La stratégie consistait alors à concurrencer Google sur son propre terrain. Si Gallica est une incontestable réussite, sa dimension purement nationale n’en fait pas un concurrent sérieux pour Google. Europeana est de son côté un échec sur la plupart des plans. L’initiative n’a en tout cas jamais atteint son but : remettre en cause la domination sans partage de l’américain. Plusieurs années après, le bilan est moins que mitigé : de grandes bibliothèques françaises, comme la bibliothèque municipale de Lyon signent un contrat avec Google pour numériser leurs collections. Comble du paradoxe : la BNF elle-même, désormais dirigée par Bruno Racine s’apprête à prendre le même chemin jusqu’à ce que le Ministre de la Culture la stoppe temporairement. Le rapport Tessier, récemment paru, et qui porte sur cette question précise, tire les conclusions de la situation actuelle : la participation de Google à la numérisation des collections patrimoniales françaises est bien inévitable. Le véritable enjeu est d’en négocier les conditions[4].

Dans la même période, d’autres acteurs culturels de premier plan passent à l’offensive : la maison d’édition Le Seuil en particulier attaque Google devant les tribunaux, toujours sur son programme de numérisation de livres, pour violation du droit de propriété intellectuelle, et gagne en première instance[5], déclenchant les applaudissements à la fois du syndicat des éditeurs, et des représentants des auteurs. Du côté de la presse en ligne, qui souffre en effet des faibles rémunérations qu’elle tire de la publicité, c’est plutôt du côté des subventions qu’elle va chercher des remèdes à sa situation, en obtenant à la suite des Etats Généraux de la Presse, 60 millions d’euros sur 3 ans pour développer de nouveaux projets de développement[6].

Après le piratage pour la musique et le cinéma, Google est donc désigné comme responsable des pertes économiques que subissent les secteurs du livre et de la presse. Porteur d’un modèle d’accès gratuit à l’information, il tuerait du même coup des acteurs dont le métier consiste au contraire à vendre l’information[7]. Pour intéressant qu’il soit, ce raisonnement a le défaut d’attribuer au comportement d’un seul acteur, même dominant, ce qui relève plutôt du mode de fonctionnement de l’écosystème dans lequel il s’insère. De ce point de vue, les stratégies défensives déployées par les différents acteurs : numérisation concurrente (Gallica), procès (Seuil), subventions (presse) et taxe (politiques) semblent relativement vaines pour une raison simple : elles prétendent agir sur un secteur particulier, à un niveau déterminé, et de toutes façons, elles ne peuvent intervenir que dans les limites d’un territoire national. Google, et aussi l’écosystème dont il tire profit se situe à un tout autre niveau : l’entreprise se définit comme une industrie de traitement de l’information dans sa globalité à l’échelle de la planète. Sa force réside justement dans sa capacité à retrouver l’information pertinente de manière transversale à tous les types documentaires possibles : livres, presse, blogs, mails, groupes de discussion, données de toutes natures, géolocalisées et bien sûr commerciales. Les batailles menées par les uns et les autres peuvent donc être gagnées localement, elles ont peu de chance, même cumulées de changer une situation globale où Google n’a pas de véritable concurrent. Ayant sans doute compris avant tout le monde le mode de fonctionnement de l’ère informationnelle dans laquelle nous sommes en train d’entrer, Google apparaît comme une entreprise mutante, particulièrement bien adaptée à son milieu, et donc dotée d’une force d’autant plus importante.

Le discours des acteurs politiques et économiques français est celui de la résistance nationale. Ils réactivent là un schéma traditionnel à notre pays où l’on attribue volontiers des pouvoirs magiques à la pure expression de la volonté politique. Il est des circonstances où la volonté peut effectivement jouer un rôle et changer une situation. Faut-il encore qu’elle s’appuie sur une compréhension fine de cette situation et oriente l’action dans un sens qui lui donne des chances d’être efficace. Est-ce le cas en France ?

Certains tirent la sonnette d’alarme à propos de la multiplication de discours relativement technophobes et radicalement critiques à l’égard d’Internet[8]. C’est un phénomène ancien et durable parmi les élites françaises. A la fin des années 90, Françoise Giroud définissait avec mépris Internet comme « un danger public puisqu’ouvert à n’importe qui pour dire n’importe quoi ». Aujourd’hui, Alain Finklekraut fustige le modèle d’horizontalité dont il est porteur[9]. Plus récemment, Robert Redeker dénonce le narcissisme vain que manifestent des phénomènes comme Facebook[10]. L’Internet comme « tout-à-l’égout de la démocratie »[11], comme « la plus grande saloperie qu’aient jamais inventée les hommes »[12] ; voilà quelques formules bien senties qui manifestent une abhorration bien partagée dans certains milieux. On a déjà eu l’occasion de le montrer : les plus récentes lois de « régulation » des usages de l’Internet qui ont été adoptées en France, manifestent en réalité une volonté de revanche des industries culturelles contre les industries de l’Internet : fournisseurs d’accès et Google donc qui sont sommés de rendre gorge pour leurs insolents bénéfices[13]. La très étonnante idée de taxation des fournisseurs d’accès à Internet pour financer la télévision publique va dans le même sens[14].

Tous ces éléments mis ensemble manifestent l’angoisse presque désespérée avec laquelle les acteurs de la Culture en France accueillent la révolution numérique. Son extension progressive à chacun des secteurs concernés a été vécue comme une montée progressive des périls. Elle touche aujourd’hui le dernier bastion, le cœur sacré du temple culturel : le livre et cela n’est pas sans importance pour expliquer la violence des réactions actuelles qui, de l’indifférence et du mépris semblent évoluer maintenant vers la haine.

Notes

[1] Zelnik Patrick et Toubon Jacques, 2010, Création et Internet, Paris, Ministère de la Culture. Adresse : http://www.culture.gouv.fr/mcc/Actualites/A-la-une/Remise-du-rapport-de-la-mission-creation-et-internet.

[2] aKa, 2010, « Le Monde et Libé main dans la main pour nous pondre des éditos serviles et crétins », Framablog. Adresse :http://www.framablog.org/index.php/post/2010/01/10/le-monde-liberation-taxe-google-rapport-zelnik [Accédé : 16 Janvier 2010].

[3] Jeanneney Jean-Noël, 2005, Quand Google défie l’Europe : Plaidoyer pour un sursaut, Mille et une nuits.

[4] Tessier Marc, 2010, Rapport sur la numérisation du patrimoine écrit, Paris, Ministère de la Culture. Adresse : http://www.culture.gouv.fr/mcc/Actualites/A-la-une/Mission-sur-la-numerisation-du-patrimoine-ecrit/Rapport-Tessier.

[5] Numérisation des livres : Google condamné pour contrefaçon, Zdnet.fr. Adresse :http://www.zdnet.fr/actualites/internet/0,39020774,39711685,00.htm [Accédé : 16 Janvier 2010].

[6] Roussel Frédérique, 2010, « La presse en ligne de crédit », Ecrans. Adresse :http://www.ecrans.fr/La-presse-en-ligne-de-credit,8866.html [Accédé : 16 Janvier 2010].

[7] Thompson Chris, 2010, « Comment Google a pris le pouvoir », Slate.fr. Adresse :http://www.slate.fr/story/15407/google-pouvoir-decennie-culture-ravages [Accédé : 16 Janvier 2010].

[8] Epelboin Fabrice, 2009, « Aux Etats-Unis, Internet est perçu comme un bienfait pour la société | ReadWriteWeb France », ReadWriteWeb France. Adresse :http://fr.readwriteweb.com/2009/12/28/analyse/aux-etatsunis-internet-est-peru-comme-bienfait-socit/ [Accédé : 16 Janvier 2010].

[9] Chieze et Quioc, 2009, Alain Finkielkraut : « Internet, c’est n’importe quoi » -Libération, Paris. Adresse : http://www.liberation.fr/medias/06011245-alain-finkielkraut-internet-c-est-n-importe-quoi [Accédé : 16 Janvier 2010].

[10] Redeker Robert, 2010, « Facebook, narcissisme et exhibitionnisme », Médias, vol. , n° 23. Adresse : http://www.revue-medias.com/facebook-narcissisme-et,594.html[Accédé : 16 Janvier 2010].

[11] Dailymotion – Olivennes : Internet, « le tout-à-l’égout de la démocratie » – une vidéo Actu et Politique, 2009, Université d’été du MEDEF. Adresse :http://www.dailymotion.com/video/xadssk_olivennes-internet-le-toutalegout-d_news[Accédé : 16 Janvier 2010].

[12] Séguéla : « Le Net est la plus grande saloperie qu’aient jamais inventée les hommes » | Rue89, 2009, Adresse : http://www.rue89.com/2009/10/19/seguela-le-net-est-la-plus-grande-saloperie-quaient-jamais-inventee-les-hommes-122414?page=3 [Accédé : 16 Janvier 2010].

[13] Piotrr, 2009, « Hadopi, et après ? », Homo Numericus. Adresse : http://homo-numericus.net/spip.php?article287 [Accédé : 16 Janvier 2010].

[14] Les fournisseurs d’accès Internet taxés pour financer France Télévisions, 2008,20minutes.fr. Adresse : http://www.20minutes.fr/article/281942/Television-Les-fournisseurs-d-acces-Internet-taxes-pour-financer-France-Televisions.php [Accédé : 16 Janvier 2010].

» Article initialement publié sur Homo Numéricus. Vous pouvez y lire les commentaires et contribuer à la conversation

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